Jour 9: Baccaro – Shelburne (72 km)

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Dimanche, le 16 juillet 2017

Dimanche matin, le concert de la corne de brume et des corneilles qui se chamaillent animent le paysage gris. Nous venons tout juste d’épuiser nos dernières provisions. Dans ce coin de pays aux saveurs sauvages de la mer, des marais et  de conifères, le plus proche arrêt gourmand se situe à Clyde River, soit à 24 km de Baccaro. Et il s’agit d’un dépanneur, disons-le.

Le brouillard s’épaissit. Le vent se rafraîchit. Mais pas de pluie. J’enfile mon costume de ski de fond, j’y ajoute un dossard voyant de signaleur et conserve mon cuissard. Mon casque protecteur est muni d’une lampe clignotante que j’actionne tant et aussi longtemps que le brouillard persiste. Mădălina en fait autant. Les chemins sont déserts ce matin. Inhabités.

Et nous voilà sur la régionale 309 qui borde une multitude d’étangs et marécages. Un silence ronflant… La mer murmure en toile de fond. Si peu de voitures troublent notre rythme, notre paix. C’est un dimanche ouvert à tout recueillement. Je prête l’oreille à tout craquement de branches, suspectant la présence de l’orignal ou du chevreuil. Du porc-épic aussi. Le paysage dégrise peu à peu comme un lendemain de brosse. Nous circulons, semble-t-il, à travers des localités qui n’existent que sur les cartes routières. Où est Port La Tour? Quand commence Cap-Noir ? As-tu vu passer Thomasville?…

À Port Clyde, après avoir traversé le pont, nous nous arrêtons un moment pour saluer le retour du Soleil. Nous enlevons nos épaisseurs et nous nous crémons. Voilà, le brouillard matinal s’est dissipé.

S’il faut parcourir 24 kilomètres pour s’avitailler, il faut en ajouter 18 autres avant de s’arrêter pour la pause repas du midi. Il s’agit de trouver un endroit situé au moins à la mi-parcours. Mais dans les contrées mal définies, où donc se situe la demie? Elle est en somme un calcul théorique, un kilométrage minimal à franchir avant de se donner droit à l’arrêt casse-croûte. Souvent, elle est un compromis, rarement défini à l’avance. Il n’y a que la panne glycémique pour commander l’arrêt immédiat.

Ajoutons que chercher un endroit où arrêter sur des routes «désertes» (entendre ici sans installation ou halte routière) peut devenir fastidieux. Ainsi à Port Saxon, nous n’avons pas assez progressé pour nous permettre d’arrêter, nous poursuivons notre chemin. Idem à North West Harbour. Mais à North East Harbour, ayant franchi le nombre de kilomètres acceptables, nous passons en mode recherche d’un site paisible : un parc municipal, une table à pique-nique ou un banc public. Mais au lieu de cela, nous trouvons quelques terrains privés, un cimetière, une caserne de pompier… un fossé! Pis, un accotement minime! Rien qui nous suggère d’arrêter. Nous décidons donc de poursuivre notre route jusqu’à Ingomar, qui est une pointe avancée vers la mer. Mais comme nous désirons rester à une certaine proximité de la grand-route, l’idée d’une déviation de quelques kilomètres plus au sud du cap, ne nous satisfait pas. Toujours rien à notre goût…

—Il faudra sérieusement s’arrêter quelque part, trouver une banquette simple, un muret de pierre, je ne sais pas… quelque chose pour nous asseoir un peu, non ? m’énervé-je.

Passé la route d’Ingomar, nous croisons une église vétuste, abandonnée. Un peu d’ombrage aussi! Nous décidons de nous y arrêter. Alléluia! Les marches du parvis feront figure de tables à pique-nique et de banquette. Satisfaits un tant soit peu. Merci à Bethany! United Church of Canada, qui, semble-t-il, est fermé depuis l’an 2000. Déballage du baluchon.

Ceci est mon corps.

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Nous ne nous aventurons plus sur les vieux chemins de fer abandonnés ni sur les chemins de terre battue. Nous œuvrons sur la route des phares et autres routes riveraines. Ces dernières sont si peu passantes. Les automobilistes qui circulent dans ce coin de pays préfèrent sans doute rouler sur l’autoroute 103, plutôt que longer les détours et confins de la côte. Ainsi nous avalons la route 309, dite «Shore road»…

Parfois, le paysage nous demande d’arrêter. Comme s’il désirait prendre un Selfie! «Admirez mon côté sauvage!».  C’est Round Bay la coquette ou la Ronde baie. Au côté jardin se trouvent des marécages et du côté cour, une baie qui voile légèrement le spectre de l’immensité. Nous sommes seuls sur la route Roseway, tellement que le passage d’un rare automobiliste nous surprend. «Est-il perdu?»

Et la course se poursuit de plus belle à travers des forêts de conifères en bordure de mer.

Nous progressons vite, il me semble! Si bien que nous pouvons nous permettre un arrêt court à Gunning Cove où nous admirons l’humour du village côtier. Ici, les épouvantails revêtent les costumes les plus appropriés. Ils sont assis dans les barques, près de la marina, en position de ramage. Un plaisir hilare pour les mouettes qui y trouvent un lieu confortable pour se délecter de pêcheries.

S’ensuit la localité de Churchover. Quel drôle de nom pour la petite communauté, qui est la dernière avant que nous nous réengagions sur la régionale 3, plus passante. Nous nous approchons peu à peu de la loyaliste Shelburne.

Voir Shelburne et mourir!

Mais avant, il nous faut passer par Birchtown et son loyalisme noir! La communauté noire y célèbre aujourd’hui la pastorale du dimanche. Des repas en famille, en communauté. C’est invitant. On se souvient de s’être engagé auprès des forces britanniques durant la guerre d’indépendance des États-Unis en échange de l’affranchissement, de la liberté et de promesses d’obtenir des terres. Les noms de ces loyalistes noirs furent inscrits dans un registre, dit «Book of Negroes». Ainsi des milliers d’entre eux furent «déportés» en Nouvelle-Écosse à Shelburne et s’installèrent à proximité de ladite ville, soit à Birchtown.

Libres oui, mais… Pas si noir, pas si blanc, cet affranchissement!

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«Plus de 2500 [loyalistes noirs] s’installèrent à Birchtown, en Nouvelle-Écosse, qui devint illico la plus grande communauté noire libre d’Amérique du Nord. La qualité inférieure des terres qu’ils avaient reçues et les préjugés des loyalistes blancs des environs de Shelburne qui harcelaient régulièrement leur établissement, rendirent la vie très difficile à leur communauté.»

Source : Loyalistes noirs (Wikipedia)

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POUR SE RENDRE DE BIRCHTOWN à Shelburne, il fallait marcher longtemps, péniblement, sur une route boueuse. Le trajet prenait deux bonnes heures si vous étiez frais et dispos. Nous n’avions ni chevaux ni chariots, rien que nos semelles calleuses pour y aller et en revenir. À Birchtown, outre les cases, les tentes et les trous dans le sol, nous avions de la musique et des rires dans nos églises. Nous buvions du rhum et du rye quand nous pouvions nous en procurer. Il était dangereux de boire dans les tavernes de Shelburne, mais aucun Blanc ne s’opposait à une fête à Birchtown. D’ailleurs les blancs mettaient rarement les pieds dans notre communauté.

Lawrence Hill, Aminata.  (The Book of Negroes)

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Nous arrêtons quelques minutes, mais je préfère ne pas m’y attarder; non pas parce que je suis blanc et que je ne voudrais pas mettre les pieds dans la communauté, mais tout simplement pour mettre un terme à cette expédition; arriver enfin à destination en ce dimanche fin d’après-midi.

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Google Map nous a suggéré, toute la journée, de rouler sur l’ancien chemin de fer. Quel ne fut pas mon amusement de photographier un panneau indiquant ceci : Abandonned Railway. Enter at your own risk. Rail bed and structures may not be safe for any use.

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Bon à savoir!

Quant à nous, nous avons renoncé aux suggestions de Google Map. Nous roulons désormais sur la régionale 309 («Shore Road») et la  3 («Lighthouse route»). Ajustement du parcours de voyage.

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Voir Shelburne et mourir avec les loyalistes noirs, les lamentations d’Évangéline, les cris micmacs. Y planter le drapeau d’Union Jack sur les marécages de La Tour. La loyauté isn’t closed on Sunday? Loyal à la liberté, le cœur est un oiseau.

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Et voilà la petite ville de Shelburne, jadis dites «Roseway Port»; aussi «Port Rasoir» (chez les Acadiens) et, semble-t-il, «Sogumkeagum» (chez les Micmacs). Nous entrons en plein cœur du festival des fondateurs de Shelburne (Founders day). Ils sont blancs et loyaux. Le drapeau britannique arbore fièrement les rues de la jolie petite ville.

C’est jour de fête ici aussi.

Mădălina et moi assistons à un concours d’équilibre sur billots de bois flottant. Nous installons sur la terrasse du Seadog Saloon où nous dégustons une Red Temptation, du brasseur Boxing Rock, accompagnée de Potato Skins («made from the potato peelings with skins on, deep fried then smothered in cheddar and mozzarella cheese with real bacon on top»).

Une marche sur les quais de bois. Des fraises et un vin du Tidal Bay, dans le sac à main.

Sur le quai municipal, des jeunes se lancent quelques défis. Notamment celui de se jeter à l’eau.

En retournant à notre motel, nous assistons à une pastorale country, animée en plein air, plus précisément dans un stationnement. C’est le «Drive-in Church». Quand les chansons –prières– se terminent, au lieu d’applaudir, les fidèles klaxonnent chaudement la performance. Derrière le spectacle, de jeunes garçons s’amusent avec des épées.

Voilà Shelburne! Demain, nous repartons. La route sera beaucoup plus longue.

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«A Black Loyalist wood cutter at Shelburne, Nova Scotia, in 1788»

African Nova Scotian By Captain William Booth, 1788
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